Vignale, le 3 juin 2022
Ma chère grande
Tu prononces peut-être mon prénom corse de traviole ! et si tu lui mettais son yod (J) derrière le GH ! tu arriverais sans doute à le dire en entier sans l’escamoter. Essaie ! Il n’y a jamais que trois syllabes. AN/GHJU/LA : se prononce [a-n / diou/ la.]
Tu écris. Tu écris magnifiquement ce que pourrait être ton désir d’écriture, mélange de lichens et de lumière, de traces inscrites dans le paysage, dessins et cristaux de lianes minuscules, de friselures mousseuses, qui absorberaient le regard, le tien le mien et d’autres, au hasard des vagabondages le long des murets qui grimpent se perdre dans le touffus du maquis. Les pierres sont là, haut dressées contre le vent, qui retiennent la terre encore, même si, ici et là, le plus souvent, leur socle se délite, déchaussé par les sangliers et les vaches vagabondes. Je les admire, ces pierres, droites, parfaitement équarries, qui s’obstinent à défier le temps, les intempéries, la négligence des hommes alors même qu’elles sont l’œuvre des anciens. Ici, la terre est sauvage et dure, implacable même jusque dans sa beauté qui terrasse si l’on n’y prend garde. Il faut l’apprivoiser pour sentir la sensualité qui gagne au débotté celui ou celle qui s’attarde sur les sentes et les dieux ne sont jamais bien loin, qui veillent sur les hauteurs. Dormir à la belle étoile est une entreprise hautement désirée mais tout aussi périlleuse. Les esprits des lieux rôdent. Et il ne fait pas bon déranger les grigris suspendus aux branches des chênes, avec leurs yeux leur bouche et leur peau blanche de fantôme, qui ricanent et se balancent au bout d’un fil quasi invisible.
Ici, comme sans doute ailleurs en d’autres lieux de France, les contradictions ne manquent pas. Les bergers - chèvres, brebis, moutons -, à chacun son troupeau, travaillent avec ardeur à préserver la vie dans ce qu’elle a de tradition rurale ancestrale. Les bergeries sont vastes et bien entretenues, le labeur des hommes et des femmes est une entreprise familiale d’envergure. Les produits – fromages, brocciu, yaourts, crèmes - sont de qualité. Il faut voir l’énergie partagée entre tous, sans gémissements ni récriminations. Chacun est à son poste, et tous travaillent en équipe, les anciens et les plus jeunes. Tu sais sûrement de quoi je parle, toi, ma grande, dont le fils s’est un temps consacré aux bêtes. Elles demandent des soins et un savoir-faire qui laissent pantois le visiteur curieux de voir comment se passent la rentrée au bercail et la traite quotidienne. Et ce n’est là qu’une part du travail. À côté de ça, et à l’opposé, il y a toute une population perdue, qui ne sait que faire d’elle-même et qui passe son temps à saccager le bien commun. Les incivilités existent ici aussi – barbouillages intempestifs des panneaux de signalisation, insulte aux « français » - IFF (I Francesi Fora) *, souvent compensées, dans le même temps, et comme juxtaposées, par des accès de bienveillance et de générosité.
Je voulais jadis me pencher plus avant sur les mœurs du village et faire un travail à la Tobie Nathan. J’avais lu un essai d’ethnopsychanalyse qui m’avait passionnée et je voulais me lancer dans une sorte d’étude du village, mon village, marqué par une série de déflagrations dont je pense qu’il est resté marqué. Durablement. Et puis, je ne me suis pas lancée, l’entreprise étant à la fois très complexe et très périlleuse. Je ne me sentais pas les reins assez solides.
*« Les Français dehors »
J’ai commencé à lire un article sur Jacques Hochmann, mais comme je n’ai pas d’abonnement à ce journal, j’ai été interrompue dans ma lecture. Quant au « plaisir de fonctionnement », j’en ignore jusqu’au B-A-BA. Mais je comprends que toi qui as baigné dans cet univers, tu sois passionnée par ce que ce grand psychiatre confie de son métier, de son expérience personnelle et de ses interrogations. Je perçois aussi ce qu’il t’apporte et soulève de questions, occultées, pressenties, ou restées en suspens.
L’écriture comme aussi la musique et l’art en général, sont autant d’alternatives « aux émotions négatives de découragement… »
Ma chatte ronronne quelque part à proximité de moi. Je la cherche. Je fouille tous les recoins. Où est-elle ? Je dois avoir des hallucinations auditives ! Où peut-elle bien se fourrer ? Je fais le tour de la pièce. Dès que je m’éloigne de mon bureau, je n’entends plus rien. Silence. Finalement, je lève le nez. Elle dort, couchée dans la niche. La voilà qui saute et hop, elle vient se lover contre mon bras. Ça va être dur d’écrire.
Je relis ton paragraphe sur Landolfi et je me dis qu’il en est des livres comme de la mémoire. Nous n’en retenons que peu de choses, filtrées, et le plus souvent, si nous relisons, nous ne retrouvons pas ce que nous avions laissé ou que nous avions imaginé. Ce que nous lisons bien des années plus tard semble ne correspondre en rien à ce que nous avions lu jadis. Ainsi je suis sûre que si je relis « Rien va », je risque d’avoir des surprises.
Pour le moment, le livre est inaccessible. Et il risque de l’être pour un bon moment. Pour les raisons que j’ai déjà expliquées. Je t’en reparle en aparté…
Mon recueil poésie Gallimard Mandiargues, n’est plus à la portée de ma main, hélas. Comme bon nombre d’autres. Mon fils m’a dit : « maman, tout doit disparaître ! Pas de travaux possibles sans tri ! » alors, je trie. J’essaie. Je déplace plutôt, tantôt d’une étagère à moitié vide à une autre à moitié pleine. Autant dire que j’en ai encore pour un moment. De Mandiargues, les seuls textes accessibles sont des proses. Que j’ai lues et relues, il y a longtemps. La Motocyclette, Le Lis de mer, La Marge, Le Musée noir… Il me semble, si j’essaie de rameuter mes souvenirs, que l’auteur avait un style très soutenu et qu’il s’en dégageait un parfum d’érotisme puissant. Qui laissait entrevoir des paradis insoupçonnés, patinés de scandale. Mais peut-être étaient-ce mes émotions de grande adolescente, filant plein nœud vers la « vraie vie ». Il me semble que le poème que tu as choisi est d’une tout autre teneur. Un poème empreint de ladite sagesse de ceux qui vont vers leur fin et le sentent, en pleine conscience.
Je ne crois pas que « férie » soit un néologisme. Ni qu’il s’agisse d’une fantaisie de versification (des octosyllabes, en majorité). Je crois plutôt à une coquille. Je n’ai pas retrouvé ce poème sur la toile. En revanche, j’ai exhumé de ma bibliothèque (la grande, la belle, celle du un beau texte extrait d’Ultime Belvédère, paru en 2003 chez Fata Morgana. Il s’agit d’un chapitre consacré au poète libanais Salah Stétié. En voici un extrait. Tu comprendras assez vite pourquoi j’ai choisi ce texte plutôt qu’un autre (Ils sont tous très beaux et très intéressants…)
« Salutation à Salah Stétié
Au-delà de toute notion d’amitié, si l’homme Salah et le nom de Salah Stétié me sont devenus tellement précieux c’est parce qu’ils sont exemplaires de ce qui nous est le plus nécessaire aujourd’hui, une vaste culture qui échappe totalement aux frontières imposées par une race ou une nationalité, la soumission à une discipline politique, à une religion, à l’usage d’une seule langue. Salah Stétié est un frère moderne de ces intellectuels arabes qui avant l’an mille rendirent à l’Occident la connaissance de la philosophie et des mathématiques perdues dans la nuit de la barbarie, il n’en est pas moins proche du magnifique empereur Frédéric II de Hohenstaufen qui au treizième siècle construisait des mosquées en Sicile et dans les Pouilles pour ses amis arabes, qui versifiait en provençal autant qu’un toscan et que la beauté des femmes exaltait comme celle des fauves de ses ménageries… Dans notre temps, Salah Stétié est l’un des meilleurs poètes de cette langue française qui pourtant n’est pas celle dans laquelle il est né. Il y met de philosophie platonicienne et de sensualité autant ou plus que ne nous en avait montré Paul Valéry, dont c’étaient les meilleures vertus, et il n’use pas moins bien que lui de notre belle et difficile grammaire. Aimons donc Salah Stétié. Suit le texte ci-dessous :
« L’eau froide gardée »
« L’amour la poésie », ce titre donné par Paul Eluard à l’un de ses plus beaux recueils, s’accorde singulièrement avec l’esprit du grand livre poétique de Salah Stétié. Il s’agit me semble-t-il en effet, de la poésie et de l’amour (érotisme et tendresse) considérés comme des instruments d’observation, de connaissance et d’illumination à l’égard du monde où l’homme est contenu, à l’égard de la vie dont l’homme a la jouissance brève dans l’espace et dans le temps. Ainsi regardée, la poésie, bien entendu, procède avec une allure philosophique, et c’est la première raison pour laquelle Salah Stétié nous rappelle souvent Maurice Scève. Comme chez Scève, l’amour est constamment en équilibre (plutôt qu’en opposition) avec la philosophie, et c’est je crois la raison de la merveilleuse « animation » que nous trouvons dans les poèmes de Stétié. Par l’extrême attention que le poète libanais donne à la métrique, par le goût qu’il montre spécialement pour le décasyllabe, Stétié souligne ce qu’il doit au seizième siècle lyonnais dont il se rapproche aussi par un certain ésotérisme de très bon aloi puisqu’il n'est causé que par la rencontre d’une pensée aussi aigüe que vaste avec une forme raffinée jusqu’à une sorte de préciosité parfois. Sous divers points de vue, la démarche poétique de Stétié est assez voisine de celle de l’un des poètes modernes que nous préférons, Saint-John Perse, quoiqu’il diffère totalement de lui par la forme et par le rythme qu’il emploie, comme par son choix (que j’approuve vivement, quant à moi) du vers aux dépens du verset. Je dirai enfin que c’est une bonne surprise de découvrir en Salah Stétié un grand poète libanais qui se distingue absolument des nombreux poètes venus du proche Orient et qui délibérément s’écarte de la gracieuse facilité. L’œuvre de Salah Stétié a l’éclat de ce qui est hautement réussi dans le domaine le plus difficile. J’en ai assez pour conclure que l’œuvre de Salah Stétié me paraît exceptionnellement importante, et que je pense qu’elle devrait être éditée sans retard. »
Le texte continue avec un autre chapitre intitulé « Fragments : Poème ».
Ce texte de Mandiargues, d’une richesse étonnante, me laisse perplexe. Outre la façon dont Mandiargues place le portrait du poète libanais dans la galaxie historique, philosophique et littéraire – ancienne et récente - je trouve stupéfiante, passionnante et extrêmement audacieuse, l’idée de rapprocher la poésie de Salah Stétié de celle de Maurice Scève. En s’appuyant notamment sur la versification. Cela ne m’avait jamais effleurée. C’est pour moi, dans ces rapprochements inédits et puissamment motivés, dans ces passerelles entre les époques, les cultures et les sensibilités, qu’est l’homme de « culture ». Et la culture, ce qu’elle devrait être. Un véritable échange, une réflexion qui explore la présence et tisse des liens, impensés jusqu’à lors. Cette hauteur de vue, je la trouve régulièrement chez nos amis italiens qui ont cette faculté extraordinaire de replacer chaque poète dans la mouvance de son époque en même temps que de le situer dans ses particularismes, dans sa relation à l’autre et aux autres. Cela donne un panorama vivant, toujours en mouvement, non figé dans les immobilismes des idées reçues et des classifications hâtives. Dernière expérience en date : Rome 2022, repas en présence de poètes italiens, lancés dans des considérations passionnées, politico-littéraires (et poétiques), sur Franco Fortini & Co (Montale, Zanzotto…). Incroyable !
En la présence de tels esprits, je me sens minuscule, un scarabée poussant sa bouse à l’aveugle sur sa route. J’essaie de comprendre le pourquoi du comment, de dénouer les liens pour pouvoir en identifier les constantes et les variantes. J’ai bien quelques repaires mais ce n’est pas suffisant, hélas, pour participer à la discussion et pour tenter une intervention, aussi modeste soit-elle. Bref c’est une gymnastique de l’esprit qui me fascine mais dans laquelle je ne suis pas vraiment experte. Dans le même ordre d’idée, je me souviens d’avoir assisté un jour - éblouie- à une joute littéraire de haute volée entre deux poètes amies, dont l’une, agrégée de grammaire, n’est plus de ce monde. Bien autre chose que les pauvres discussions, parfaitement ennuyeuses et insipides, de la salle des profs.
Comme je suis aussi têtue que ma mule Pinella, je me suis soudain souvenue que ma bibliothèque (la belle, la grande), recèle dans ses rayons accessibles, un volume de Salah Stétié. Cela m’est revenu à la mémoire et j’avais raison. Voici donc un poème extrait de « Colombe Aquiline ». Recueil dédié à André Pieyre de Mandiargues.
XXI
Ses yeux devenus fous
Un soir de feux et d’herbe
Elle va, son visage
Avec le liseré des larmes et les cils
Donnés à l’ange de tout froid
-Sa plume, flamme ouverte
Elle va, son visage
À l’arrivée au port qui brûle
Se défait en immense cendre
Salah Stétié, « Colombe Aquiline » in L’Être poupée, En un lieu de brûlure, Œuvres, Éditions Robert Laffont, 2009, p.174.
J’ai dormi deux bonnes heures cet après-midi, puis je m’en suis prise à ma bibliothèque (celle du Fienile). J’ai tous mes Barthes sous la main. Mais je les laisse en suspens, de peur de t’étouffer sous les mots et d’asphyxier nos éventuels lecteurs et lectrices. C’est déjà bien trop long. Il faudrait élaguer.
Je te passe la main.
Je t’embrasse cù l’amicizia.
Anghjula
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